Chaque soir d'été, lorsque le soleil accrochait enfin la cime des hêtres et des ormes qui marquent le bord du grand parc et que l'ombre gagnait enfin la terrasse, les domestiques ouvraient les portes-fenêtres, laissant un peu de fraîcheur envahir la maison.
Les femmes, blotties dans leur fauteuil en osier, buvaient un vieux Porto dans de petits verres bleutés qu'une cousine avait rapportés de Damas, et leurs rires se mêlaient aux cris perçants des martinets. Les hommes, eux, dans le jardin, conversaient en secret sur quelque conquête, s'éventant à l'aide de leur chapeau et profitant des derniers rayons avant que la cloche ne vînt leur rappeler l'heure du repas.
Alors elle s'asseyait au piano, attaquant les premières mesures d'une Valse, d'un Nocturne de Chopin, ou d'une Gnossienne d'Erik Satie. Et, silencieux, je regardais sa nuque blanche ondoyer, tandis qu'un chat gris se frottait à mes chevilles, les yeux dressés vers moi.
Ailleurs, très loin, il y avait peut-être la boue, et la guerre.
Bon, évidemment, quand il fait des chaleurs pareilles, on a envie de garder ses arpions à l'air. Aussi me décidai-je d'acquérir de nouvelles sandales, un peu plus "mode" que les semelles insipides que je traîne depuis quelques années, si tant est qu'on puisse parler de "mode" dans un genre assez peu prisé par les jeunes générations ! D'ailleurs mon fils ne s'est pas gêné de m'en faire moqueusement la remarque.
Mon fils: Tu ne vas tout de même pas te balader avec ces machins aux pieds ?!?… Moi: Et pourquoi pas ? Elles sont très bien, ces sandales. D'ailleurs, j'y suis comme dans des pantoufles, elles ont une semelle légèrement rembourrée, te garantissant une certaine souplesse dans la marche, et … Mon fils: Bon, d'accord. Mais promets-moi une chose. Moi: … Mon fils: De ne jamais les mettre avec des chaussettes !!!
Gros émoi, hier soir, vers 18 heures: panne générale du réseau électrique des CFF (chemins de fer fédéraux). Plus de 1'500 trains stoppés, en gare ou en pleine campagne, 200'000 voyageurs sur le ballast. (Avec la chaleur, les wagons devenaient de vrais fours…) Qu'on se rassure. La précision helvétique a été épargnée: tous les trains se sont arrêtés en même temps !…
Alors que j'œuvrais dans une douce chaleur printanière enfin revenue, je l'avais observée déjà hier après-midi: sans crainte, ce chamois (enfin… cette chèvre, puisque c'est le nom qu'on donne à la femelle) était sorti du bois pour venir brouter tranquillement une belle herbe bien grasse. Cet après-midi, la voilà qui revient avec son petit. Un peu plus craintive en cette circonstance, elle ne s'est pas trop éloignée de la lisière. Peu après, une geste intempestif de ma part les renvoya à l'abri des arbres.
Un mot de Stendhal (Lettres sur Haydn, Mozart et Métastase) : «La bonne musique ne se trompe pas, et va droit au fond de l'âme chercher le chagrin qui nous dévore.» A mon avis, ça fonctionne toujours, que ce soit avec l'Art Ensemble of Chicago, avec une ballade de Dylan, avec une pièce d'Arvo Pärt, ou une chanson d'Angélique Ionatos.
J'agrippe parfois des bonheurs muets et fugaces, agaçant les heures d'une journée somnolente. Même sous ces soleils tièdes. Ici et maintenant avec Devils & Dust, le "dernier" Bruce Springsteen. Et notamment All I'm Thinkin' About, qui m'a mis en joie dès l'aube. (Qu'est-ce que j'ai besoin de musique, moi, ces temps !…)
Il y aurait lieu de me poser la question: à savoir pourquoi, de façon cyclique – mais selon un rythme que je n'ai pas encore cherché à décoder, de toute façon ça sert à rien, il est totalement irrégulier – je ressors mes vieux LP (ou leur copie numérique, c'est parfois plus pratique, dans la manipulation je veux dire…). Ça doit être des questions de météo, je pense. Ces jours, c'est au tour de Jethro Tull et de Pink Floyd de m'envoyer leurs rêves à travers mes enceintes. Et me reviennent en mémoire des concerts somptueux au Casino de Montreux, autrefois, il y a dix mille ans…